Entretien avec Jean-François Sabouret
Sociologue spécialiste du Japon, directeur de recherche émérite au CNRS, fondateur du Réseau Asie, Jean-François Sabouret, auteur notamment de Besoin de Japon et de Tôkyô, Voyage à Asakusa, a dirigé de nombreuses publications collectives dédiées à l’Archipel. « Japonologue » averti, il fut correspondant pour France-Inter comme chroniqueur et témoin de toutes les facettes de la vie quotidienne nipponne.
Qu'est-ce qui vous séduit et vous trouble le plus dans les manières japonaises ?
Jean-François Sabouret : Ce que j'aime le plus, c'est la différence entre le honne, ce que je pense vraiment, ce que je garde dans mon jardin secret et le tatemae, le masque (persona), les masques que chacun porte pour que la société fonctionne. C'est la politesse vis à vis de l'autre. Dans la vie, vous devez tenir un rôle, composé d'un ensemble de personnages. En Occident, une certaine vérité de soi s'affirme avec un accent mis sur l'ego, sur le moi. Au Japon, vous vous taisez, vous essayez d'entendre vos interlocuteurs, vous accordez votre instrument sur la musique de l'autre. Parler, c'est aussi se découvrir. Se découvrir, c'est se mettre en danger. L’être social ne montre pas forcément qui est l’être individuel au fond de soi. Le nous prévaut sur le je. Même si il y a de plus en plus de « moi je » dans les jeunes générations. Ce qui me trouble, c'est l'indifférence à l'autre. Dans une Europe chrétienne, l'autre, c'est le prochain. Dans l'Archipel, l'autre, c'est l'autre, même si la notion de compassion aide à fluidifier les rapports entre les personnes. Cela peut sembler froid. Toutefois, ce sentiment existe bel et bien mais il reste dans le cercle de l'amitié et de l'intime. Le prochain au Japon est un continent assez inconnu.
Qu’est ce que l'art de vivre à la japonaise ?
J.-F. S. L’art de vivre à la japonaise, c’est vivre ici et maintenant. Vous passez une bonne soirée, vous vous amusez, plaisantez, buvez, c’est alors que la communication devient plus intime. Vous allez alors parler franchement pour arriver à votre être profond, au « honne », si tant est qu’il y en ait un. Le moi atteint une certaine plénitude quand il ne se préoccupe plus de lui-même, ni du présent, ni du futur, quand il disparaît. On n’est pas très loin de Pascal. Cela m’évoque un haïku de la poétesse et bonzesse Chiyo-ni :
« L’eau est limpide et fraîche
Les lucioles s’éteignent
Rien d’autre. »
Est-ce que l'importance de la codification sociale est toujours vivante ?
J.-F. S. Oui, cela existe toujours. Ce qui est important au Japon, c’est de comprendre où vous êtes, de vous situer socialement. Les arts comme les arts martiaux, les arts floraux… véhiculent le respect de la tradition. Le maître (sensei), c’est celui qui sait, (étymologiquement) qui est placé devant, qui ouvre la marche. Toute voie (do) suppose de se mettre en marche. Et toute la vie est occupée par cette recherche, ce cheminement. Le savoir rend modeste, discret. Quand vous savez quelque chose, il n’est pas nécessaire de le mettre en avant à moins d’y être invité. La vérité est une vérité intermédiaire, la réponse évolue au cours du cheminement. De plus c’est une vérité personnelle et pas obligatoirement universelle, accessible à l’autre. Pourquoi la mettre en avant ? Selon un haïku : « Si on parle, les lèvres deviennent froides comme au vent d’automne ».